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par Tristan Bastit
Au crayon qui tue, éditeur. Paris, 2006
Dans un article paru dans le Scientific American d’avril 1974, Fabio Metelli étudie comment certaines mosaïques de formes colorées opaques engendrent un effet de transparence et les conditions sous lesquelles apparaîtra cette transparence perçue.
Il lui faut tout d’abord faire la distinction entre la transparence physique, propriété intrinsèque des matériaux qui dans le cas de l’air n’est même plus perçue, et ce qu’il désigne sous les termes de transparence perceptive lorsque nous percevons à la fois la présence du matériau transparent et les objets qu’il laisse voir par transparence. Ces deux types de transparence ne sont pas liés. On peut faire l’expérience simple d’appliquer sur une surface unie un film transparent coloré qui, alors, n’apparaîtra plus que comme une coloration opaque de cette surface.
Figure a |
Figure b |
Illustration 1 |
En d’autres termes, la transparence physique est présente et ne s’accompagne pas de la perception de la transparence.
Mais on peut aussi, comme l’a fait Wolfgang Metzger, démontrer qu’une mosaïque de pièces de cartons opaques colorés peut engendrer une perception de transparence, alors même que toute transparence physique est absente.
Ainsi, les pièces de carton distribuées d’une façon quelconque en a dans l’illustration 2, font apparaître une forte sensation de transparence si on les réarrange dans la disposition b.
Figure a |
Figure b |
Illustration 2 |
De ces deux expériences Fabio Metelli conclut, d’une part, que la transparence physique n’est ni une condition nécessaire ni une condition suffisante à la perception de la transparence et, de l’autre, que la transparence physique ne peut expliquer la transparence perceptive.
Certes, la lumière issue des objets atteint la rétine après avoir traversé différents milieux transparents (l’air et les milieux transparents de l’œil lui-même), mais son impact sur celle-ci ne contient aucune information spécifique sur les caractéristiques des milieux à travers lesquels elle a voyagé et par lesquels elle a été filtrée. Par contre, elle a pour condition des relations spatiales et d’intensité de la lumière réfléchie dans un champ largement plus vaste que celui où cette transparence est localement perçue. Metelli le démontre avec deux jeux de carrés dépourvus de transparence intrinsèque.
Figure a |
Figure b |
Illustration 3 |
Par un changement dans leur juxtaposition, on passe de l’opacité à la transparence apparente alors même que rien de la lumière réfléchie par chaque région n’a changé.
La perception de la transparence n’est donc pas le résultat d’une filtration et ne s’expliquera que par le type de stimulation rétinienne et ses corrélations avec les processus du système nerveux. C’est un fait nouveau qui prend son origine dans les systèmes cognitifs comme le résultat de la distribution des stimulus lumineux agissant sur les cellules nerveuses. Il s’interprète dans le cadre de ce que les Allemands ont appelé Gestalttheorie ou « théorie de la forme », et des amples développements que les sémiologues du groupe Mû en donne dans leur ouvrage collectif : Pour une rhétorique de l'image . Et ce fait nouveau expérimentalement établi est très précisément la manifestation objective d'un fait de conscience supplémentaire, d’une vue de l’esprit, c’est-à-dire de l’apparition au sein d’une certaine distribution d’objets opaques d’un objet d’un autre ordre de réalité, rendu perceptible par transparence. On peut en montrer toute l’extension en faisant une expérimentation totalement homologue explicitée par l’illustration 4.
Figure a |
Figure b |
Illustration 4 |
Là, à nouveau, des objets opaques (des fragments de lettres), une fois agencés de façon particulière (le mot chien écrit en français), font naître, par « transparence » et supplémentairement , une vue de l’esprit, une cosa mentale (le concept de chien, qui n’aboie pas !). Je dis bien « par transparence », car à y regarder de près, ce que l’on perçoit dans ces expériences ce n’est pas de la transparence, par définition invisible, mais des objets « vus par transparence » : des objets créés dans un espace (allant de la rétine au cerveau) qui n’existe qu’à l’intérieur par d’autres objets situés, eux, à l’extérieur.
C’est également ce qui se passe dans l’imagination littéraire. Quand on lit Rabelais, par exemple, la matérialité typographique du texte laisse (fait) apparaître par transparence un Pantagruel vue de l’esprit du lecteur et se mouvant dans un espace d’une autre nature. Il ne vit pas à Chinon, ne voyage pas sur la mer, il vit dans l’espace feuilleté du livre. Il en sera de même pour le regardeur de l’ Autoportrait au Christ jaune qui verra le Gauguin mental surgi par transparence entre les touches de couleurs posées par l’artiste.
Encore ce surgissement suppose-t-il que le regardeur apporte sa complicité puisque tout ceci a pour condition un travail du système cognitif. Ce qui apporte une confirmation expérimentale et scientifique à ce que l’on savait depuis Marcel Duchamp : que c’est le regardeur qui fait l’œuvre. Si en effet on restreint celle-ci à ce qui est provoqué, à cette vue de l’esprit, elle est bien le résultat de processus mis en action entre la face externe du cristallin et le phénomène de conscience, dans une zone qui n’appartient qu’à l’individu regardeur. En ce sens on peut même la dire invisible.
Mais tout ceci apporte également un correctif de taille à l’assertion de Marcel Duchamp. Car la condition d’apparition de cette vue de l’esprit chez le regardeur est entièrement corrélée aux propriétés particulières de l’arrangement des éléments extérieurs regardés. Un léger changement, même de détail, de celui-ci fait aussitôt disparaître l’objet mental. Ce qui démontre que si l’arrangement externe ne contient pas l’œuvre telle que cernée par Duchamp, en revanche, il exerce le pouvoir de l’acter dans le système cognitif d’un regardeur nécessairement complice. Ce qui veut dire que l’objet externe possède sur le regardeur un certain pouvoir injonctif, celui de lui faire signe .
Il n’est donc plus possible de s’en tenir à la conception restrictive de l’œuvre proposée par Marcel Duchamp. Il faut en réélargir les limites pour y inclure, dans sa dynamique, l’indissociable couple injonction externe du signe - vue de l’esprit interne. Ce qui permet alors de clarifier avec rigueur le rôle de l’artiste : manipuler de la matière inerte (lettres, couleurs, marbre, bronze, etc.) jusqu’à trouver des configurations qui se chargeront, vis-à-vis du regardeur, d’un pouvoir injonctif de signe. Ou, plus précisément, des configurations qui, par transparence, donneront aux signes le pouvoir d’acter leurs injonctions. Car l’artiste ne manipule pas les matières pour qu’on les voie mais pour qu’on y voie ce que lui désire y faire voir et qui est justement, considérée de son propre point de vue, cette cosa mentale qui naîtra chez le regardeur.
Ce faisant, il opère le passage du monde de la matière inerte au monde du vivant. Quoique soumis aux déterminations rigides de la causalité qui régissent le monde physique, il y surajoute les univers supplémentaires dans lesquels se jouent les tropismes complices des stratégies du désir lorsqu’un objet matériel se transmue chez le récepteur en un objet d’injonction. Son œuvre fonctionne en ce qu’elle rend cet objet d’injonction transparent, pour le regardeur, à son propre désir de le voir, dans un monde qui lui fait signe. Elle ne peut le faire qu’en mettant en acte des tropes, des capacités d'obtempérer aux séductions des signes dont le récepteur est déjà en possession potentielle. Ils étaient là, « comme sous ses yeux », et pourtant il ne les voyait pas. Or, tout à coup, l’épiphanie a lieu ! Son monde devient plus transparent : l’illisible devient le lisible.
Par là c’est quelque chose de nouveau qui a fait son entrée dans le monde lisible, quelque chose que personne, avant cette réussite de l’artiste, n’avait ni pu ni su voir parce que personne n’avait élaboré les outils de cette apparition, n’avait, prérogative de l’artiste, fait obéir la Créature.
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La marraine du chanteur Huile sur toile, 1982 |